Rwanda - les archives « secrètes » de François Mitterrand

Bruno Boudiguet - 26/06/2012
Image:Rwanda - les archives « secrètes » de François Mitterrand

Les archives de l’Elysée 1982-1995
« ces documents s’avèrent exceptionnels et historiquement incontournables »

Rwanda les archives ’’secrètes’’ de François Mitterrand (1982-1995)

Un livre d’archives de 765 pages, disponible sur le site des éditions Aviso (35,00 €)

En 1994, fin du second septennat de François Mitterrand, le génocide des Tutsi a endeuillé le monde. Ce sombre événement a donné lieu à une activité intense de l’Elysée, directement concerné de part l’étroite coopération entre les deux pays. Bien que non officielles, ces archives élyséennes, qui circulent sous le manteau sous forme de pdf depuis plusieurs années, sont très vraisemblablement authentiques.

Il y a certainement eu des filtrages, et on y dénombre un certain nombre de coupes. Il y a le decorum diplomatique et la novlangue des fausses indépendances. Mais beaucoup de ces documents s’avèrent exceptionnels et historiquement incontournables.

La préface

Des aide-mémoire pour préparer les entretiens entre présidents, des retranscriptions de discours, des coupures de presse, analyses de la situation politique et économique ou militaire (en particulier des notes adressées à François Mitterrand de la part de son chef d’état-major particulier), ou encore des télégrammes diplomatiques...

Ces notes pouvant être paraphées ou commentées par le président ou le secrétaire général. Ces archives concernant les rapports franco-rwandais de la période du double septennat de François Mitterrand (1981-1995), et qui comprennent donc la période du génocide des Tutsi, sont placés par ordre chronologique.

Insistons tout de suite sur le caractère surtout diplomatique de ces archives, même si le côté militaire reste présent avec des communications entre le président et l’état-major particulier. Les informations venant des services de renseignement (DGSE, DRM...) sont quasiment absentes. On peut même dire que ces échanges ne concernent que la face émergente de l’iceberg républicain, dont les souterrains sont tout aussi vastes que l’action publique. Au risque de faire sourire, le lecteur ne trouvera pas dans ces archives de déclaration de François Mitterrand s’exclamant « Tuez-les tous ! ».

Mais il pourra y lire certaines répliques de Miterrand où il dénonce le « problème Tutsi », formule ambiguë mais possiblement vertigineuse. Toutefois, l’historien et le citoyen auront la possibilité d’analyser nombre des problématiques franco-rwandaises, notamment l’idéologie antihamite teinté de syndrome de Fachoda, partagée par les acteurs politiques, militaires et diplomatiques.

La première question qui vient à l’esprit est « d’où viennent ces archives ? »

Ces archives semblent avoir été compilées par Françoise Carle, une secrétaire de l’Elysée qui prenait des notes lors des réunions importantes. Elle fût recrutée par Mitterrand pour consigner l’Histoire, « réunir les éléments permettant d’écrire une histoire des deux septennats. »

Ces « éléments » sont entreposés à l’Institut François Mitterrand, dédié à la mémoire de l’ancien Président. Il semblerait que tout universitaire travaillant sur le sujet y ait accès. Plusieurs auteurs ont déjà travaillé sur ces archives, qui circulent depuis 2004 sous forme de PDF. Jacques Morel dans son monumental La France au cœur du génocide des Tutsi de 2010, les utilise abondamment, tout comme Gabriel Périès et David Servenay dans Une guerre noire en 2007, ainsi que Mehdi Ba dans la revue Golias.

La Commission d’enquête citoyenne, qui a siégé fin mars 2004, les avait reçues sans avoir eu le temps de les étudier, puis a fait des notes de lecture sur internet. En 2005, Pierre Péan, pour son livre Noires fureurs, Blancs menteurs, a utilisé les passages les plus lénifiants afin d’asseoir sa thèse de l’innocence française au Rwanda. A l’exact opposé de Péan, Michel Sitbon, dans la revue La Nuit rwandaise, a analysé de fond en comble le Conseil restreint du 2 avril 1993 dans son article Balladur, l’inconscient criminel, où il va jusqu’à qualifier cette réunion de « Conférence de Wannsee » à la française.

Notons que récemment, Rafaëlle Maison a fait un travail remarquable d’analyse sur ces archives dans la revue Esprit. « La manière dont ces documents ont été rendus accessibles ne permet pas d’affirmer que le corpus est complet ni qu’il est parfaitement fiable. » Précisant en note : « Dans la mesure où ces documents ne proviennent pas du système de classement étatique habituel. Agnès Bos et Damien Vaisse relèvent : ‘‘Il faut d’entrée souligner une spécificité du fonds présidentiel de François Mitterrand […], c’est la communication anticipée très large qui en fut faite, en dehors des règles, avant sa remise aux Archives nationales’’ ». [1]

Il semble que la Justice ait accepté de prendre en compte ces archives, dans le cas de l’affaire Turquoise, où six plaintes avaient été déposées en 2004. Le Monde en a déjà largement fait écho. En revanche certains historiens refusent encore à exploiter ces archives au motif qu’elles ne sont pas officielles, même si elles sont de notoriété publique.

Cette compilation brille d’ailleurs par de nombreuses absences, sur des sujets épineux comme la formation du Gouvernement intérimaire rwandais à l’ambassade de France. Même volumineuses, ces archives ont donc été expurgées. A certaines dates cruciales, comme au début du génocide, la coupure dure trois jours. De même, peu après le fameux Conseil restreint du 2 avril 1993, le premier en présence d’Edouard Balladur et de ses ministres, et qui est un tournant dans la stratégie de soutien de l’Elysée au régime d’Habyarimana : les archives sont muettes jusqu’aux accords d’Arusha le 2 août de la même année.

Ces absences sont doublement significatives : elles relèvent de la volonté de contrôler l’Histoire officielle, de lui donner un caractère acceptable (et certainement pour éviter que des documents compromettants soient utilisés en justice), elles montrent, dans le cas où certains problèmes sont volontairement ignorés, que le doute n’a pas sa place parmi des dirigeants œuvrant en toute complicité de vues, écartant et dénigrant systématiquement les critiques d’où qu’elles viennent.

De même, la revue de presse donnée à lire au président est très extrême, car elle se concentre sur certaines critiques qui portent atteinte à l’image de la France ou alors sur les articles reprenant certaines des vues de l’Elysée (comme ceux de Jacques Isnard ou de Stephen Smith après le génocide), avec la satisfaction du devoir accompli.

Il est frappant de constater les efforts constants de ces acteurs étatiques pour faire accepter leurs positions politiques à l’opinion publique. Conseillers, ambassadeurs, militaires, ainsi que le Président lui-même, fournissent des argumentaires et autres éléments de langage qui sont relayés lors du Conseil des ministres, puis dans les médias.

Au Rwanda, des conseillers français dans les domaines militaires et diplomatiques – souvent nommés par l’Elysée - élaborent une stratégie de communication, un argumentaire et des éléments de langage, qui sont donc repris par Habyarimana, dans sa communication vers l’Elysée ou les médias. Les analyses de Georges Martres, dont la proximité avec le président rwandais saute aux yeux, lors du début du conflit (90-92), nous sont d’ores et déjà apparues déterminantes dans les prises de décision politiques françaises. La ligne suivie depuis le début ne changera pas d’un iota, même après l’horrible dénouement de ce conflit avec l’extermination d’un million de Tutsi rwandais.

C’est en fait un événement exceptionnel, l’engagement de l’Elysée dans la plus criminelle des politiques, qui semble avoir suscité cette divulgation également exceptionnelle, puisque c’est bien la première fois qu’on dispose ainsi des documents de travail de la Présidence de la République – permettant de voir comme jamais le fonctionnement de la machine présidentielle de l’intérieur. Et ce mieux encore que n’ont pu le faire le Journal de l’Elysée de Jacques Foccart, rendant compte de la présidence du général de Gaulle, ou Verbatim, de Jacques Attali, déjà pour celle de Mitterrand.

On comprend que ces révélations contrôlées tendent à limiter les dégâts : donner l’impression de la transparence pour se protéger des critiques qui sont portées contre les politiques secrètes – et ‘‘inavouables’’ – que peuvent entreprendre en toute liberté les monarques républicains installés au sommet de la Ve République.

‘‘Tout’’ montrer reste un bon moyen de défense – et c’est ce qui explique vraisemblablement ces divulgations.

Il n’en reste pas moins que, même expurgées des documents les plus compromettants, ces archives permettent de comprendre à la fois la logique du crime et ses modalités à la tête de l’Etat. On se demandait comment peut se décider un génocide. Comme ça. Sans plus de fioritures qu’une simple décision de doubler l’aide au risque de « s’enfoncer dans ce dossier », selon le mot d’un ancien ministre des affaires étrangères.

S’agit-il vraiment de lire entre les lignes ?

Parfois, mais de manière plus générale ces documents sont intéressants en ceci qu’ils montrent les tripes de l’Etat – le ventre de la République génocidaire.

La publication de ces archives de l’Elysée permettra à chacun de se faire une opinion, même si elle n’est pas suffisante pour faire le tour de la question. A l’image de Wikileaks, ces documents sont déjà un corpus indispensable à tous ceux qui s’intéressent de près à ce qui est l’événement le plus marquant de la politique étrangère française depuis ladite décolonisation.

Bruno Boudiguet

P.S : En ce qui concerne la mise en page de cet ouvrage, signalons que des télégrammes courts sont parfois regroupés dans une même page, pour un gain de place.

D’autres documents, comme par exemple certaines dépêches d’agences de presse, qui porteraient le nombre de pages à 963, sont d’un intérêt mineur et ne figurent pas dans cet ouvrage déjà volumineux.

Vous pourrez les retrouver sur le site internet Archive Rwanda.

Bruno Boudiguet est éditeur (Aviso éditions).

 26/06/2012

[1« Les archives présidentielles de François Mitterrand », Vingtième siècle. Revue d’Histoire, avril-juin 2005, n° 86, p. 71-79

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