Rwanda : le 13 mai 1994, questions sur une incompréhension

Bruno Boudiguet - 13/04/2012
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Rwanda, 13 mai 1994. Un massacre français ?
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Kagatama, un blog incontournable sur le Rwanda qui a toute mon estime et mon admiration, publiait le 15 mai 2010 un curieux et très virulent post à propos du travail de Serge Farnel, intitulé Le 13 mai 1994 à Bisesero au Rwanda, raconté dans le Wall Street Journal et Le Monde.

Deux ans après, le livre de Serge Farnel vient de sortir (www.rwanda13mai1994.net) avec ses centaines de pages de témoignages retranscrits et des explications limpides sur la méthodologie employée.

Les critiques de Kagatama datent donc du temps où seul un article de presse d’une page dans le Wall street journal était publié, agrémenté d’une tribune sur lemonde.fr.

On peut ainsi aisément comprendre que le peu d’éléments fournis jusqu’alors sur cette enquête et la gravité des révélations ait pu faire naître un doute, d’autant qu’il n’y avait jamais eu d’échos de la sorte dans les diverses enquêtes menées jusqu’alors sur le génocide. Kagatama cite les enquêtes du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) sur la région de Bisesero et s’étonne qu’il n’ait jamais été fait mention d’une présence militaire française en mai 1994. Mais depuis quand le TPIR s’occupe-t-il du cas des militaires français ? N’est-ce pas justement sa raison d’être que de ne pas s’occuper du rôle des puissances du Conseil de sécurité dont il est l’émanation ? Condamner les génocidaires rwandais, oui, éventuellement, mais se condamner soi-même, non. C’est un fait, l’implication française dans ce génocide ne fait pas partie du « logiciel » du TPIR. Un TPIR au budget faramineux aux résultats souvent consternants. Malgré cela, ce tribunal est le lieu d’une documentation exceptionnelle. Et il n’est pas tout à fait juste de dire qu’il ne mentionne rien qui corroborerait certains éléments de l’enquête de Farnel : dans deux auditions au moins (les cotes sont dans le livre), il est clairement fait mention d’armes lourdes, seule solution pour pouvoir exterminer en grand nombre et rapidement une population qui, jusque-là, parvenait à résister aux attaques d’une inimaginable cruauté.

“Ils se sont tus devant les enquêteurs de la « Commission d’enquête citoyenne » [CEC] lancée notamment par l’association Survie en 2005. (...) Ils se sont tus devant la Commission Mucyo.”

Pour la CEC, en 2004, Georges Kapler était parti deux semaines au Rwanda réaliser un certain nombre d’interviews dont une petite partie portait sur Bisesero. Très peu de témoins ont donc été rencontrés dans cette région. Quant à Farnel, il précise bien que c’est par hasard, après plus de dix entretiens, qu’il entend parler pour la première fois d’une présence à Bisesero de soldats blancs à la mi-mai, donc en plein milieu du génocide. C’est que tous n’ont pas forcément vu de soldats blancs le 13 mai 1994. Farnel pose le problème ainsi :

« Convenons toutefois que le fait que certains n’en ont pas vu ne saurait invalider le témoignage de ceux qui en ont vu. C’est en tout cas le raisonnement qui prévaut aux conclusions du Tribunal pénal international pour le Rwanda dans le procès de Mikaeli Muhimana, dit Mika, lorsque les juges eurent à considérer le témoignage d’une personne disant ne pas avoir vu ce dernier. Ils firent alors observer que « des milliers d’assaillants, déployés sur une vaste aire géographique, avaient participé auxdites attaques », ajoutant qu’ « il s’ensuit que le fait que ces témoins n’aient ni vu Mika ni entendu parler de sa participation aux attaques perpétrées n’emporte pas nécessairement qu’il n’y ait pas pris part. » Cette argumentation vaut d’ailleurs, d’une façon générale, pour toute personne tentant d’invalider le témoignage d’une autre en s’appuyant sur le fait qu’elle n’a, elle, pas vu ce que dit avoir vu cette dernière. »

La Commission Mucyo a, elle, passé deux jours à Bisesero et s’est concentrée sur la période Turquoise (c’est-à-dire l’épisode entre le 27 et le 30 juin). Un génocidaire repenti, Fidèle Simugomwa, après être sorti de prison, a confié à Farnel que ce n’est que depuis peu qu’il se sent en sécurité pour parler.
Les témoins de Farnel semblent peu nombreux à avoir été interrogés par des instances d’enquête (ONG, journalistes, commission, justice, sauf pour les Gacaca où la France est disons-le hors-sujet). Il n’est pas étonnant que certains épisodes dans des lieux parfois reculés du Rwanda soient mis à jour des années après le génocide. Comment par exemple expliquer que ce n’est qu’à partir de 2003 que l’on a trace de témoignages sur les largages de civils tutsi par des hélicoptères français ? La Commission Mucyo, quelques années plus tard, en a recueilli beaucoup d’autres. Et puis, parler d’exactions génocidaires françaises paraît au premier abord inconcevable aux rares enquêteurs sur le sujet, puisque les soldats sont censés avoir quitté le pays lors de l’opération Amaryllis, au début du génocide, pour n’y revenir qu’à la toute fin de ce dernier. Ca n’entre pas dans le schéma traditionnel.

“La grande majorité de ces « témoins » sont des tueurs, des exterminateurs, des barbares qui ont tué de leurs mains des dizaines, voire des centaines d’hommes, femmes, vieillards, enfants, parce qu’ils étaient Tutsi. Pour des motifs certainement malheureux, quelques rescapés, après n’avoir jamais dit un mot sur le sujet pendant 16 ans, reprennent ces toutes nouvelles histoires racontées par les assassins de leur famille.”

« Tuer de leurs mains » : c’est effectivement ce qu’ils ont tenté en vain de faire jusqu’au 13 mai 1994. La défaite du camp génocidaire était patente dans la région. Et c’est avec l’appui d’armes lourdes qu’un aussi grand nombre de personnes a pu être atteint en seulement deux jours. Pour les 13-14 mai 1994, nous sommes sur une échelle de dizaines de milliers de morts éparpillés sur plusieurs collines. Ne confondons pas avec une situation de type « stade de Kibuye » où les gens ont été rassemblés – concentrés – en quelques jours.

Globalement, Serge Farnel a trouvé autant de témoins-rescapés que de témoins-tueurs. Même si c’est le propre du génocide que d’y trouver toujours plus de tueurs et si peu de rescapés. Mais le point de départ de l’enquête est absolument clair : il vient d’une jeune rescapée et c’est à partir de là que d’autres témoins ont été trouvés – les trois premiers témoins étant des rescapés. D’ailleurs les témoignages du livre sont présentés par ordre chronologique des interviews.

N’oublions pas le contexte de Bisesero : au départ, environ 60 000 personnes (selon un recensement d’Ibuka) se réfugient dans les collines de Bisesero. La majorité est tuée les 13 et 14 mai. Le 27 juin, il reste environ 2000 personnes. Le 30 juin, après que Turquoise les ait « livrés » aux tueurs, il n’en reste plus que 800. Autrement dit, le génocide dans la région de Bisesero atteint les 98% de mortalité. Tout en étant le plus haut lieu de la résistance civile à un génocide qui a fait un million de morts et environ 400 000 rescapés – dont beaucoup vivent dans un dénuement et un isolement atroce.

« Ils se sont tus devant les centaines de journalistes qui se sont succédés depuis 16 ans au Rwanda. Aucun n’a réussi à les faire parler, à les faire témoigner sur la journée du 13 mai 1994. »

Pourrait-on citer une seule enquête journalistique sur cet événement du 13 mai 1994 ? Disposant de plus de 30 000 articles de presse sur le génocide perpétré contre les Tutsi, j’ai beau chercher, je n’ai rien trouvé. Le seul travail conséquent sur le 13 mai 1994 a été effectué par African Rights en 1995. Cette ONG parle déjà d’armes lourdes utilisées à partir de la fin avril pour éviter le corps à corps avec les victimes. De plus, la quasi-totalité du travail sur Bisesero concerne l’opération Turquoise, quand les derniers 2000 survivants ont été abandonnés aux tueurs. Patrick de Saint-Exupéry, prix Albert Londres, était présent et a raconté. C’est un épisode qui a depuis quelques années des conséquences judiciaires sur le sol français, l’instruction en cours focalisant logiquement l’attention des médias hexagonaux.

« Les Interahamwe de Bisesero nous expliquent aujourd’hui que ce sont les militaires français qui organisaient le génocide, eux, les pauvres bougres n’étaient que des exécutants. »

S’insurger contre l’idée que les tueurs rwandais aient eu un rôle subalterne le 13 mai 1994 relève d’une vision un peu particulière de la fierté nationale. Surtout, ça n’enlève rien à la gravité de leurs crimes. Par contre ça rajoute amplement au crime français. Mais ce n’est pas un jeu à somme nulle. Et puis, qui a inventé l’infériorité des races et appliqué pendant des siècles une politique raciste de domination et d’extermination ? En 1994, l’idéologie du génocide est portée à la fois par le Hutu Power et la Françafrique. En toute symbiose. Les tueurs tentent-ils de diluer leur responsabilité en chargeant la France ? « Je ne vois pas l’intérêt qu’ils auraient eu à le faire alors qu’ils avaient déjà effectué leur peine de prison. Et encore une fois, ce ne sont pas eux qui m’ont mis sur cette piste », répond Farnel sur le site de son livre.

La fin de l’article de Kagatama évoque une interview en 2007 de Nicole Merlo, une Européenne présente au Rwanda peu avant le génocide qui parle d’une présence de militaires français aux barrages meurtriers anti-Tutsi deux jours avant l’attentat du 6 avril 1994 à Kigali. Or Kagatama et d’autres sont passés ce jour-là devant le barrage et n’ont pas vu de Français. Qu’y a-t-il de si grave ? Que Farnel ait publié le témoignage de cette dame, qui s’est éventuellement trompée de date ?

Je dis bien éventuellement, car à lire l’interview de Merlo, celle-ci résiste énergiquement à l’incrédulité de Farnel sur cette question. Dire qu’elle se trompe de date quand elle affirme que c’est le 4 avril qu’elle a vu des Français à certains barrages me semble un peu rapide au regard de la suite de son témoignage. Elle y explique qu’alors qu’elle revient de Kigali pour se rendre dans le nord du Rwanda, elle aperçoit d’autres soldats français : « Le 4 avril 1994, quand nous sommes revenus de Kigali, nous avons été attaqués à Ruhengeri par des écoliers qui jetaient des pierres aussi bien sur la route que sur les voitures. On a été pris dans un véritable étau. On est alors allés se réfugier au lieu où se trouvaient les bureaux de l’Electrogaz. On est allés rejoindre des amis français professeurs car on savait qu’ils étaient là. Il y avait là également des militaires français qui nous ont escortés pour nous sortir de la ville de Ruhengeri. » Nicole Merlo est formelle quant au fait qu’il s’agit bien du 4 avril. Elle poursuit en effet : « Puis nous sommes arrivés ici, à Gisenyi, où nous avons logé. Et le 6 au soir, nous sommes partis vers Goma. J’ai une maison au bord du lac qui s’appelle Katambi. C’est un petit séminaire. Nous y avons logé avec deux prêtres belges dont l’un vit toujours ici. Le matin du 7 avril, vers 5 heures, je ne me sentais pas bien. J’avais fait des cauchemars. Au moment où je m’apprêtais à plonger dans le lac, j’ai aperçu un des prêtres en train de lire son bréviaire. Un autre l’a rejoint en criant : « Vous avez entendu la nouvelle ? L’avion du président est tombé ! On va partir ! ». La scène qu’elle a décrite à Kigali est donc une scène qui a eu lieu deux jours avant l’attentat du 6 avril. Alors, encore et toujours, le témoignage de ceux qui n’ont pas vu doit-il indéfiniment invalider le témoignage de ceux qui ont vu ?

Kagatama nous informe qu’elle a, quant à elle, vu des militaires français aux barrages en février 1993. C’est tout aussi grave. Il s’agit de la préparation au génocide. Quoi qu’il en soit, Farnel est loin de s’appuyer sur un seul témoignage dans son enquête sur le 13 mai 1994.

Désormais l’enquête complète de Serge Farnel est publiée, tout le monde pourra juger sur pièces. Il va de soi que ce livre n’est pas l’alpha et l’oméga sur le sujet. Il reste encore bien des zones d’ombres. Il reste de nombreux points d’interrogation, de suspensions, et de conditionnels. Mais la fresque dessinée par l’ensemble des témoins a une telle complexité que la théorie du « montage en neige » nous apparaît très peu vraisemblable.

On n’invente pas des détails pareils.

Bruno Boudiguet

Article initialement publié sur le site du Cobaye International, jeudi 12 avril 2012.

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Bruno Boudiguet est éditeur (Aviso éditions).

 13/04/2012

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