Quand des notables françafricains dénoncent l’ONU au Kivu…

Michel Sitbon - 29/12/2012
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France - RDC
« Au Kivu, on viole et massacre dans le silence »

Grande mobilisation de personnes distinguées, de Jacques Chirac à Abdou Diouf en passant par Valérie Trierwieler, qui signent une tribune dans Le Monde [voir ci-dessous] pour dénoncer le scandale des viols du Kivu.

On devrait se féliciter d’un tel effort de sensibilisation sur un sujet si dramatique.

Mais pourquoi y a-t-il là un scandale si particulier ? Pour une raison que nos signataires oublient de souligner : cela fait dix-huit ans que le viol est utilisé comme arme de guerre au Kivu, depuis qu’en juillet 1994 l’armée française y a facilité le repli des troupes génocidaires rwandaises qui, ayant achevé le génocide, fuyaient l’avancée du FPR que l’opération Turquoise consistait à bloquer.

Dix-huit ans de cauchemar continu.

Or, ce n’est que depuis le mois d’avril 2012 qu’existe ce mouvement du 23 mars, dit M23, que les pétitionnaires désignent comme responsable « des viols de femmes et d’enfants » : « Ils violent par centaines de milliers les femmes et les enfants pour terroriser la population »…

Se distingue pourtant, parmi les signataires, quelqu’un supposé connaître le sujet : le docteur Mukwege, qui a créé, en 1999, la clinique de Panzi, spécialisée dans la prise en charge des femmes victimes de viols et des mutilations qui s’ensuivent. On bénéficie d’un tableau assez complet de ces horreurs, grâce à l’observatoire privilégié que représente cette clinique. La médecine qui s’y pratique se veut holistique, c’est-à-dire qu’elle prend les traumatismes sous tous leurs aspects.

Dans cet esprit aura été créée, par exemple, une association spécialement consacrée au problème posé par les enfants issus de ces viols. Des enfants qui sont rejetés par leurs mères qui les assimilent à leurs pères. Et c’est ainsi qu’on aura appris qu’on appelle tous ces enfants… « interahamwe » – du nom des miliciens génocidaires rwandais. Du nom des violeurs.

Il se trouve que le M23 est opposé à ces interahamwe qui violent et mutilent leurs victimes depuis tant d’années. Interahamwe-FDLR qui sont associés aux forces armées congolaises et aux milices Maï-Maï lesquelles ont adopté les répugnantes méthodes de leurs alliés. Des enfants soldats, il y en a dans bien des bandes armées, mais justement pas tant au M23 qui se caractérise par une plus grande professionalisation de l’action militaire – ce qui explique en bonne part la supériorité dont il semble faire preuve face à ces divers adversaires peu disciplinés.

Ainsi, cette pétition si bien intentionnée dénonce nommément les responsables en commettant juste une petite erreur de désignation des criminels. Ceux qui sèment la terreur dans la région depuis dix-huit ans ce sont ces interahamwe, autrement nommés FDLR. Ce sont aussi eux, présents depuis dix-huit ans, qui contrôlent l’essentiel des mines – et non le récent M23.

Est dénoncée là, à juste titre par contre, l’inaction des nombreuses troupes que l’ONU finance pour rien, sinon pour couvrir les FDLR, en fait, prenant grand soin de ne jamais les dénoncer pour être sûr de ne pas avoir à les affronter. Il y a là en effet un scandale à l’intérieur du scandale : dix-sept mille hommes mandatés par la communauté internationale sont là pour la décoration, comme pour démontrer le haut niveau de complicité dont bénéficient les violeurs du Kivu.

Dès le départ, l’opération Turquoise

Dès le départ, l’opération Turquoise, bien qu’intégralement française, était bien entreprise à la demande et sous le couvert de l’ONU. Et c’est bien protégés et encadrés par l’armée française que les troupes génocidaires ont pu se replier au Kivu. Juste après, comme les génocidaires avaient entraîné avec eux des millions de paysans (deux ou trois), c’est encore l’ONU qui les financera en leur accordant le statut de réfugiés. Cela représentait un pactole de quelques dollars par jour multipliés par le nombre de personnes déclarées présentes dans les camps contrôlés dès le départ par les interahamwe. L’argent du HCR ira ainsi directement dans les caisses des génocidaires…

Simultanément, la terreur s’est abattue sur la région, et le calvaire des femmes a commencé, les miliciens poursuivant en quelque sorte le génocide, dans l’élan du crime rwandais – entretenus par l’ONU et protégés par la France comme par leur ami le maréchal Mobutu. Se produisit alors, en 1996, la révolte des banyamulenges, les Tutsi du Kivu, qui se soulevaient pour se défendre contre ces interahamwe déchaînés. Y compris avec l’aide de l’armée rwandaise, ces camps du HCR, devenus de véritables bastions génocidaires, ont été balayés – et dans l’élan, le régime de Mobutu s’effondra comme un chateau de cartes en dépit du renfort des nombreux mercenaires embauchés par les réseaux françafricains.

Les paysans, qui avaient été embarqués bien souvent malgré eux dans l’exode organisé par Turquoise, ont alors pu rentrer en masse au Rwanda, et ne sont restés au Congo que les véritables criminels, ces interahamwe des FDLR qui persistent dans leur fantasme revanchard de retour, explicitement pour parachever le génocide, et qui, en attendant soumettent le Kivu à un génocide “à petit feu”, avec l’arme particulièrement odieuse du viol déployé à l’échelle industrielle.

Comme on sait, il ne s’agit pas simplement de viols, mais de mutilations génitales qui suivent systématiquement ces viols – et c’est surtout en tant que chirurgien que le Dr Mukwege intervient, pour tenter de reconstituer des sexes détruits après l’agression sexuelle proprement dite, les mutilations s’ajoutant lorsque les miliciens en ont fini, avant de relâcher leur victime. Systématiquement, c’est-à-dire obéissant manifestement à une instruction particulière, exécutant de toute évidence le mode d’emploi de ce génocide en deux temps qui terrorise et ensanglante le Kivu depuis dix-huit ans. Car ces mutilations d’appareils génitaux féminins visent bien à la stérilisation des femmes, un moyen sûr pour faire disparaître un peuple.

Le même docteur est devenu un témoin privilégié de cette horreur, invité à parler jusque devant l’assemblée des nations unies. On trouvera son discours ci-dessous. Tout n’y est pas forcément satisfaisant. Il est dommage, par exemple, que le docteur évalue à « seize ans » la durée de cette tragédie qui dure en fait depuis dix-huit ans… Une erreur chargée de sens.

Pour le docteur Mukwege, le problème des violences faites aux femmes n’aurait commencé qu’en 1996, avec le soulèvement des banyamulenges appuyés par le Rwanda. Il rejoint ainsi les discours qui voudraient que les désordres de l’est du Congo trouvent leur origine dans l’intervention des armées étrangères, surtout rwandaise, accessoirement ougandaise. Or la révolte de ces banyamulenges, Tutsi du Kivu, était un mouvement d’autodéfense contre la terreur que les interahamwe avait importée dans la région en 1994, dans les fourgons de Turquoise.

Ainsi le bon docteur semble un peu de parti pris. Comme lorsqu’à l’heure de désigner les violeurs, de même que nos pétitionnaires, il se laisse aller à incriminer exclusivement le M23. Si on l’écoute attentivement, toutefois, il explique que le M23 serait responsable de l’actuelle augmentation des violences que son existence provoquerait par réaction. Alors que l’année dernière il y avait eu une baisse des viols, cette année l’apparition du M23 aurait suscité leur recrudescence. Mutatis mutandis, c’est le modèle de l’accusation portée contre le FPR : s’il ne s’était soulevé en 1990 contre la dictature ethniste d’Habyarimana, y aurait-il eu un génocide en 1994 ?

Rapport Mapping : peu de rigueur et des œillères partisanes

Regrettable aussi que le docteur Mukwege considère le rapport Mapping comme parfaitement satisfaisant. Hormis le fait que ce rapport s’est fixé de bien curieuses bornes en arrêtant son observation à 2003 – alors qu’il interrogeait des témoins encore soumis aux mêmes violences en 2009, date de l’enquête –, il a surtout choqué pour sa critique outrancière de l’armée rwandaise. Peu de rigueur et des œillères partisanes caractérisent ce travail, mais ce sont bien les mêmes œillères qui semblent borner le regard du docteur Mukwege, comme ceux de nos pétitionnaires.

C’est d’autant plus dommage que le docteur Mukwege a par contre parfaitement raison lorsqu’il dit que le problème est simple. Simplement, tout comme nos pétitionnaires, il n’est pas sûr qu’il pointe l’index dans la bonne direction. Cela serait effectivement simple, si on acceptait de voir qu’il ne s’agit au fond que de désarmer quelques bandes – en commençant par mettre hors d’état de nuire les derniers « interahamwe », les quatre à six mille hommes des FDLR.

S’il y a là un objectif raisonnable, tout-à-fait à la portée des troupes de l’ONU, immédiatement applicable, reconnaissons que ce n’est pas si « simple » dans la mesure où ces FDLR sont aujourd’hui parfaitement en phase avec l’armée congolaise.

En fait, tout le monde le comprend, il n’y aura pas de véritable solution au Congo tant que l’Etat y sera un tel facteur de désordre. Pour un début de mise en ordre il faudrait probablement construire un véritable Etat fédéral, éventuellement « plurinational » comme en Bolivie ; avec une loi des ressources qui confie l’exploitation des mines à des coopératives régionales, par exemple, et garantisse la réutilisation des richesses pour le financement de la santé et de l’éducation ; de tels objectifs n’étant atteignables qu’en procédant du même pas à l’indispensable démilitarisation générale du pays – vaste programme auquel l’ONU pourrait certes aider, garantissant de plus sa sécurité.

Si cet idéal est un objectif à atteindre, il ne doit pas faire oublier la nature effectivement plus simple du problème spécifique posé par ces criminels professionnels que sont les FDLR – à mettre hors d’état de nuire sans attendre.

Un subtil malentendu

Mais lorsque le docteur suggère que la solution du problème serait à chercher du côté des acteurs politiques régionaux – le Rwanda et l’Ouganda –, il pose en fait le problème en termes beaucoup moins « simples », même si le recours au bouc émissaire étranger marche toujours en termes de propagande. Manipulation qui fonctionne à bloc dans ce cas d’espèce où les « rwandais » des FDLR sont englobés sous le même terme que leurs adversaires de l’armée rwandaise, structurant un subtil malentendu qui permet de confondre les assassins avec ceux qui font la police.

S’il est regrettable qu’ils aient manqué de désigner avec exactitude les criminels, les pétitionnaires ont néanmoins raison de dénoncer l’inaction des nombreuses troupes de l’ONU envoyées là pour mettre un terme à l’intolérable violence qui s’exerce depuis trop longtemps dans cette région.

Cette inaction des casques bleus est d’autant plus curieuse qu’ils ont été engagées là non sous le chapitre 6, qui interdit d’user de la force, mais sous le chapitre 7 des règles d’engagement de l’ONU, qui l’autorise. On se souvient du scandale des interventions en Bosnie et au Rwanda, dans les années 90, où les soldats de l’ONU laissaient les crimes se commettre sous leurs yeux sans bouger un doigt. C’était sous le chapitre 6. Riches de cet enseignement, on aura fait en sorte de ne pas répéter l’erreur. Là, on est sous chapitre 7. C’est mieux. Sauf qu’il se trouve que des règles spécifiques définies pour la force d’intervention onusienne au Congo lui interdisent de recourir aux armes autrement que pour se défendre. Ce qui revient quasiment au même que les règles du chapitre 6. Si les casques bleus ne sont plus obligés de se laisser trucider, comme c’est arrivé à dix soldats belges à Kigali en 1994, ils n’en sont pas moins réduits à laisser les criminels agir, exactement comme en Bosnie et au Rwanda à l’époque – il n’y a pas si longtemps. C’est en fait la même comédie qui continue.

Il y a une certaine indécence à ce que de tels signataires, dont bon nombre occupent les premières places dans la hiérarchie mondiale du pouvoir, se plaignent de ce que fait l’ONU, un organisme qui fait ce qu’on lui demande de faire – alors même que ce sont eux qui sont en position de demander et qui l’ont été depuis dix-huit ans. C’est un peu comme si ceux-là même qui donnent une instruction se plaignaient de l’instruction qu’ils ont donnée… Ces forces onusiennes qui interviennent dans l’est du Congo n’ont-elles pas d’abord été structurées par des éléments français ?

Depuis dix-huit ans les interahamwe sont protégés

Ce n’est pas vraiment par hasard si depuis dix-huit ans les interahamwe sont protégés au Kivu. Ils l’étaient avant, dès leur origine, en bénéficiant non seulement des subsides et d’équipement, mais y compris d’encadrement, et d’une formation directement fournie par… l’armée française. Lorsqu’ils ont achevé leur génocide et perdu la guerre, ils sont alors passés au Congo… sous protection française. Leurs cadres ont eu depuis leur base arrière… en France.

Et l’ONU, sous direction française, n’aura pas fait autre chose que de prendre le relai.

Ainsi, si cette vertueuse pétition – qui réunit Jacques Chirac et François Hollande, par l’entremise de la première dame – a l’avantage de dénoncer un scandale réel auquel il faut effectivement mettre un terme sans délai, elle a aussi le défaut de s’inscrire dans une stratégie qui ne vise pas à résoudre le problème, mais qui consiste au contraire à l’entretenir depuis dix-huit ans, ceci ne faisant que prolonger l’engagement français dans le génocide.

Michel Sitbon | Paris s’éveille

Plus d’informations et des documents (textes [1] et vidéos) sur le site de Paris s’éveille : http://parisseveille.info/une-petition-de-notables,3170.html

Le texte de l’appel

« Au Kivu, on viole et massacre dans le silence »

Le Monde, le 25/12/2012

A l’est de la République démocratique du Congo (RDC), soit au coeur de l’Afrique, cette région est l’une des plus belles du monde. Autour d’un lac, des cultures montent en terrasses jusqu’au sommet des collines. Eau, soleil, terres fertiles, le Kivu aurait tout pour vivre heureux.

Hélas pour lui, son sous-sol regorge de matières premières. Principalement la cassitérite, un minerai dont on tire l’étain. Mais aussi le coltan, autre minerai recherché. Et bientôt le pétrole, qui vient d’être découvert. Attirées par ces richesses faciles, des bandes de mercenaires et de pillards de toutes sortes écument le territoire depuis des décennies et martyrisent les populations.

De temps en temps, des voix s’élèvent. De temps en temps, le calme revient. Et puis recommence le silence. Et reprennent les viols et les massacres. Pour tenter de limiter ces atrocités, l’ONU a envoyé sur place, en 1999, une force de paix qui compte aujourd’hui dix-sept mille soldats. Rappelons que ces dix-sept mille casques bleus y sont au nom de la communauté internationale, c’est-à-dire en notre nom.

Mais, faute d’application réelle de son mandat pour intervenir, ces dix-sept mille soldats regardent et constatent. L’horreur, ces derniers jours, a franchi un nouveau degré. Des escadrons, dont le groupe baptisé M23, font des incursions à Goma et sèment la terreur dans sa périphérie. Ils portent de beaux uniformes et brandissent des armes neuves.

D’où viennent-ils ? Ils ravagent et ils tuent. Et ils violent. Ils violent par centaines de milliers les femmes et les enfants pour terroriser la population. Ils violent pour détruire. Ils violent pour arracher à jamais les identités. Et les enfants qu’ils n’ont pas massacrés, ils les enrôlent de force.

Et, pendant ce temps-là, les dix-sept mille soldats de la Mission de l’ONU pour la stabilisation en RDC (Monusco) attendent une résolution du Conseil de sécurité qui leur permettrait d’agir. Connaissez-vous le Kivu ? Un drame s’y joue. En ce moment même. Avec déjà des millions de morts et d’autres millions de vies dévastées.

Un drame que la communauté internationale pourrait arrêter. A l’instant. Il lui suffirait de donner l’ordre aux dix-sept mille soldats de faire leur métier et de remplir leur mandat. Leur métier de soldat. Et leur mission de garantir la paix et la dignité de l’espèce humaine.

Signataires : Muhammad Ali, fondateur du Muhammad Ali Center ; Robert Badinter, ancien président du Conseil Constitutionnel ; Yamina Benguigui, ministre de la Francophonie ; Jacques Chirac, ancien Président de la République Française et président de la Fondation Jacques Chirac ; Rosario Dawson, comédienne ; Jonathan Demme, réalisateur ; Abdou Diouf, ancien Président de la République du Sénégal et Secrétaire Général de la Francophonie ; Eve Ensler, auteur et créatrice des V-Day ; Leymah Gbowee, prix Nobel de la paix 2011 ; Stéphane Hessel, ancien ambassadeur de France ; Angélique Kidjo, Chanteuse ; Claude Lanzmann, écrivain et réalisateur ; Federico Mayor, ancien directeur général de l’Unesco ; Denis Mukwege, gynécologue, prix des droits de l’Homme des Nations Unies ; Thandie Newton, comédienne ; Erik Orsenna, écrivain, Atiq Rahimi, écrivain, Jean Christophe Ruffin, écrivain, Mahamat Saleh Haroun, réalisateur, Valérie Trierweiler, ambassadrice de la Fondation Danielle Mitterrand

[Source : Le Monde]

Michel Sitbon dirige les éditions de l’Esprit frappeur, Dagorno et les éditions du Lézard.

Il est le fondateur des journaux Maintenant, État d’urgence, Le Quotidien des Sans-Papiers et du site d’information Paris s’éveille.

Il est également l’auteur du livre « Rwanda. Un génocide sur la conscience » (1998).

Il est directeur de publication de « La Nuit rwandaise » et membre de l’association France Rwanda Génocide - Enquêtes, Justice, Réparation.

Michel Sitbon est également le porte parole du Collectif contre la Xénophobie et de Cannabis Sans Frontières - Mouvement pour les libertés.

 29/12/2012

[1dont le Discours du Dr Denis Mukwege aux Nations Unies en date du 25/09/2012

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