Des féminicides coloniaux

3 mai 2025 | Miriam Hatabi

Si le discours public sur la mort de personnes de groupes marginalisés est toujours politique, cela devient très clair quand on a affaire aux débats d'opinion sur le génocide perpétré envers les peuples autochtones et sur les féminicides de femmes autochtones au Québec et au Canada. Chronique d'un militantisme anti-autochtones bien de chez nous.

Le 3 juin 2019, nous étions de nombreux·euses observateur·rices et chercheur·euses à sortir ébranlé·es de la cérémonie de clôture de l'Enquête nationale sur les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA [1] autochtones disparues et assassinées (ENFFADA), au Musée canadien de l'histoire, à Hull. Nous étions ébranlé·es par cette communion des deuils et par la vibrante et contagieuse indignation des proches de victimes. Nous n'étions toutefois pas étonné·es par la conclusion phare de l'enquête : les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA autochtones sont des cibles du génocide colonial canadien.

Un « non » catégorique

Cependant, dès l'après-midi du 3 juin, des chroniqueurs se scandalisaient. Sur TVA, Mario Dumont déclarait « le [rapport] a commencé à circuler […] avec cette fameuse expression, un “ génocide ”… c'est pas acceptable, c'est pas vrai ». Le même jour, Yves Boisvert de La Presse titrait sa chronique « C'était pas un “ génocide ” » et y affirmait que « ce tordage de mots militants suggère au final de comparer les chambres à gaz nazies et les assassinats massifs à coups de machette au Rwanda avec la situation des femmes autochtones ».

Le 8 juin, sur les ondes de Global News, Andrew Scheer, alors chef du Parti conservateur, déclarait que l'enjeu des disparitions et des assassinats de femmes autochtones était « its own thing », « un dossier particulier » qu'on ne pouvait qualifier de génocide. Entre autres propos suintant de racisme, Normand Lester du Journal de Montréal écrivait le lendemain que « le rapport […] a habilement utilisé cette réalité en l'associant au mot honni « génocide » pour réaliser une fantastique et malhonnête opération de propagande à l'échelle internationale ». Encore tout récemment, à l'occasion de la Journée nationale des peuples autochtones de juin dernier, Jean-François Lisée usait de sa tribune dans le Devoir pour défendre la liberté d'expression des négationnistes de partout au pays et réclamer le droit de douter de l'existence de tombes anonymes d'enfants sur les sites des pensionnats fédéraux. Pour appuyer ses propos, Lisée se faisait le relais des écrits de Tom Flanagan, négationniste de renom et l'un des porte-étendards du militantisme anti-autochtones au Canada.

Un génocide colonial

Les rédactrices du rapport avaient vu venir cette levée de boucliers. On peut lire, dans le rapport, qu'il est souvent difficile, voire impossible de faire reconnaître certains événements qui correspondent en beaucoup de points à des génocides en raison de l'intensité extrême de la violence qu'on associe à l'Holocauste, à l'Holodomor ou au génocide rwandais. Ce sont des événements dont la violence a été brutale autant dans le temps que dans l'espace, alors que le génocide canadien, lui, repose sur des structures diffuses, des actions et des omissions dont les effets génocidaires (létaux et non létaux) s'étalent longuement dans le temps. Pensons à la Loi sur les Indiens, aux pensionnats, à la rafle des années 1960, aux déplacements forcés de communautés inuites dans l'Extrême Arctique, au long bras de la Protection de la jeunesse ou aux biais persistants de la police et du système judiciaire, from coast to coast to coast.

Cumulées, coordonnées et à long terme, ces structures créent une violence à la fois culturelle, économique, institutionnelle et de santé publique qui vise l'extinction de la souveraineté autochtone et l'effacement de la présence autochtone sur le territoire. Cette extinction est fondamentale pour assurer l'emprise de l'État canadien sur ce territoire et ses ressources : le génocide colonial est un mode d'opération inscrit dans l'ADN de l'État colonial de peuplement [2]. Sa souveraineté et son intégrité territoriale dépendent de l'effacement des Premiers Peuples.

Féminicides

Le féminicide est le meurtre misogyne d'une femme ou d'une personne dont l'expression de genre est féminine. On le décrit souvent comme la face la plus visible des violences de genre, qu'on peut positionner sur un continuum d'intensité. En ce qui concerne les féminicides perpétrés envers des femmes autochtones, il s'agit de l'un des nombreux rouages et effets de la violence structurelle que produit le colonialisme. C'est une violence qui se situe au confluent de la misogynie, de la colonialité et du racisme.

Au Québec, depuis 2021, on a réalisé une avancée dans le discours en délaissant plus ou moins les fâcheuses expressions « drame conjugal » ou « drame familial » pour leur préférer le terme « féminicide » [3]. Une avancée, parce que dire « féminicide » nous éloigne d'une compréhension purement criminaliste pour mieux représenter le caractère politique de la violence faite à la victime en raison de son genre. Dans un contexte où les meurtres conjugaux – ces meurtres commis par un (ex-)partenaire – sont les plus médiatisés, parler enfin de féminicide a aussi le potentiel d'élargir la couverture médiatique vers tous les types de violences commis envers les femmes, même hors de la sphère domestique, et de complexifier notre compréhension collective du féminicide.

En réalité, tous les féminicides ne sont pas des meurtres conjugaux. Parler de féminicide est particulièrement important lorsqu'il est question des femmes autochtones assassinées qui, selon l'Observatoire canadien du fémicide, sont plus susceptibles d'être tuées par un inconnu ou par une connaissance que les femmes allochtones. Sachant cela, et sachant qu'au moins une femme assassinée sur cinq au Canada est une femme autochtone, on ne saurait faire du féminicide un synonyme de meurtre conjugal : ce mot doit conserver toute sa force et refléter toutes les réalités des violences de genre, notamment coloniales [4].

La violence policière ne date pas d'hier

Au moment où l'ENFFADA est lancée, en 2015, des militant·es et des associations de femmes autochtones luttent depuis plusieurs décennies déjà pour que ces disparitions et ces assassinats soient examinés et traités avec l'urgence qu'ils méritent. Dès 2004, Amnistie internationale, en collaboration avec l'Association des femmes autochtones du Canada, publiait un rapport intitulé On a volé la vie de nos sœurs : discrimination et violence contre les femmes autochtones. Les organisations y signalaient le vif contraste entre le nombre alarmant de femmes autochtones disparues et assassinées et l'indifférence des corps de police et des élu·es devant la violence commise envers elles.

À lire les transcriptions des audiences de l'ENFFADA, on voit que celles-ci étaient l'occasion pour les proches de répondre aux discours déshumanisants et à l'indifférence des autorités. La plupart des témoignages dénoncent le traitement général que les femmes autochtones reçoivent de la société coloniale dominante, qui se traduit par cette phrase, parfois même entendue de la bouche des autorités : « c'est rien qu'une (autre) femme autochtone ». Ce qu'on y comprend, c'est un appel à économiser ses énergies pour une femme qu'on décrit comme indistincte, dispensable et de peu de valeur. De nombreux témoins à l'ENFFADA en ont montré les graves conséquences, comme le ralentissement des enquêtes, la décrédibilisation des témoignages de proches et de victimes, et l'indifférence générale de la population devant le sort réservé aux femmes autochtones disparues et assassinées.

Au Québec, nous avons été aux premières loges de ce traitement discriminatoire. En 2015, des femmes anishinabeg et cries de la région de Val-d'Or témoignent à l'émission Enquête du mépris des policiers à leur égard, mais aussi des abus et des violences commises par les forces de l'ordre à l'endroit des femmes autochtones. On apprend aussi que des agents commettent des starlight tours [5]. En dépit de la gravité des actes dénoncés et du grand nombre de témoignages entendus, plusieurs s'obstinent à remettre en doute la parole des femmes victimes.

En réplique à l'appui offert aux femmes par les communautés autochtones et les allié·es allochtones, une manifestation s'organise à Val-d'Or en soutien aux policiers. Certain·es manifestant·es diront à Radio-Canada : « Je suis tannée en maudit d'entendre parler contre nos policiers. Je ne crois pas que nos policiers soient des abuseurs » ; « Nous, comme citoyens, nous sommes tannés d'entendre parler de Val-d'Or du côté très négatif » ; « Ça été ben que trop loin. C'est pas la réalité. Non. C'est pas ça. » On verra aussi l'apparition du bracelet rouge 144, distribué et porté par des policiers du Québec pour signifier leur appui aux huit agents suspendus du poste 144 de Val-d'Or.

Le déni se poursuit encore aujourd'hui. En mai dernier, le caquiste Pierre Dufour avançait encore, au conseil municipal de Val-d'Or, que l'émission d'Enquête était « bourrée de menteries », qu'elle avait « attaqué des policiers qui étaient très honnêtes ». Dufour accusait aussi la municipalité d'avoir failli à sa tâche de protéger ses policiers après la diffusion de l'épisode d'Enquête et la publication du rapport de la commission Viens, lequel soulignait que les femmes autochtones vivent une victimisation secondaire dans leurs rapports avec les policiers.

Le dos large du crime

Dans un contexte plus qu'hostile à la dénonciation, les militant·es et les associations autochtones tiraient donc sans relâche la sonnette d'alarme depuis des dizaines d'années. Mais elles se butaient à des élu·es qui défendaient un discours selon lequel les féminicides étaient une affaire criminelle, pas un phénomène sociologique ni un enjeu politique – une attitude bien utile pour ceux et celles qui veillent à évacuer la responsabilité de l'État et de ses appendices policier et judiciaire.

Parmi les politicien·nes insistant pour faire des féminicides un problème de criminalité, on compte Stephen Harper, qui tenait ces propos en 2014 : « Comme l'a montré la GRC dans sa propre enquête, la vaste majorité [des cas de disparition et d'assassinat] sont pris en charge et résolus par les enquêtes policières, on va les laisser continuer de s'en occuper. […] Il ne faut pas voir ça comme un phénomène sociologique, il faut plutôt voir ça comme une affaire de crimes. Ce sont des crimes commis envers des personnes innocentes, il faut les traiter comme tels. » En insistant sur l'acte criminel, Harper veillait à faire des violences des événements indépendants les uns des autres, n'impliquant à chaque fois qu'une victime innocente et un agresseur troublé et dangereux. La solution, c'est donc l'arrestation, le procès et la sentence, le tout opéré et supervisé dans l'impartialité par l'appareil policier et le système judiciaire canadiens.

Depuis la mort tragique de Joyce Echaquan, François Legault prend le relais de Harper en refusant de reconnaître l'existence du racisme systémique. Le 5 octobre 2021, en point de presse, Legault faisait dans la question rhétorique et dans la parodie des recommandations d'expert·es : « Est-ce qu'il y a quelque chose qui part d'en haut et qui est communiqué partout dans le réseau de la santé en disant “soyez discriminatoires dans votre traitement des Autochtones” ? C'est évident pour moi que la réponse, c'est non. Par contre, je comprends qu'à certains endroits, il y a des employés, je dirais même dans certains cas des groupes d'employés et même des dirigeants qui ont des approches discriminatoires. » En martelant que des individus sont racistes, mais pas le système, Legault usait de la même manœuvre discursive que l'ancien premier ministre conservateur pour circonscrire la violence à des événements isolés et des actes individuels.

Les féminicides de femmes autochtones peuvent bien être perpétrés par des individus (très souvent impunis, par ailleurs), mais ils sont rendus possibles par un contexte politique qui vulnérabilise, précarise et oppresse les femmes autochtones. Canadien·nes ou Québécois·es, les négationnistes du génocide des peuples autochtones, ces chiens de garde du colonialisme, arrivent toujours à l'heure pour dégager l'État de sa responsabilité dans la mort de Joyce Echaquan et celle d'autres Autochtones. Les efforts mis à contredire, tour à tour, les conclusions de l'ENFFADA sur le génocide canadien et décrédibiliser les témoignages sur lesquels elle s'appuie sont autant d'énergies investies pour compromettre la sécurité des femmes autochtones.


[1] L'acronyme 2ELGBTQQIA rassemble les personnes deux esprits, lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans, queer, en questionnement, intersexes et asexuelles.

[2] Selon Patrick Wolfe (2006), un État colonial de peuplement « vise à dissoudre les sociétés autochtones » pour « ériger une nouvelle société coloniale sur les terres expropriées – les colonisateurs viennent pour rester ».

[3] À l'échelle internationale, le Québec est en retard. Cela fait maintenant plus de vingt ans que les termes « femicidio » et « feminicidio » sont employés couramment en Amérique latine pour dénoncer le nombre effrayant de meurtres misogynes qui y sont perpétrés. Le Québec est aussi légèrement à la remorque de la France, où on commence à parler plus couramment de féminicide vers 2017.

[4] Au-delà du sujet du présent texte, cela doit inclure les violences perpétrées envers les femmes et personnes à l'expression de genre féminine issu·es de divers groupes minorisés et marginalisés, qui sont les cibles de violences s'inscrivant dans d'autres systèmes de maintien du pouvoir, comme le classisme et la queerphobie.

[5] Les starlight tours, littéralement « voyages sous la lumière des étoiles », sont une pratique policière qui consiste à intercepter et embarquer des Autochtones en milieu urbain pour les déposer à plusieurs kilomètres à l'extérieur des limites de la ville, en plein hiver et en pleine nuit. Si certain·es réussissent à regagner la ville à pied, un nombre important meurent d'hypothermie. La pratique est bien documentée dans les Prairies canadiennes, mais elle est aussi utilisée au Québec – c'est ce que nous apprenaient les femmes autochtones de Val-d'Or qui ont témoigné de ces abus à l'émission Enquête en 2015.

Illustration : Marcel Saint-Pierre, Sous le chapiteau, 1999, détail. Pellicule d'acrylique sur toile, 120 x 150 cm. Collection particulière.

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