Il n'y a pas de recette unique pour l'autogestion, mais il y a certaines réalités qui reviennent souvent d'une entreprise à l'autre. À mes yeux, il importe de s'inspirer des « bonnes pratiques » et des échecs des autres, sans faire l'économie des débats à leur sujet. Voici donc quelques propositions qui, j'espère, aideront à situer quelques-unes des pratiques concrètes pour alimenter des débats constructifs.
Prendre la mesure du sale boulot
De façon presque intuitive, lorsqu'on imagine une entreprise sans patron·nes, notre premier réflexe est de poser la question suivante : qui fera le sale boulot ? En l'absence d'une structure hiérarchique traditionnelle, il est tout à fait légitime de craindre que personne ne veuille assumer les tâches les plus désagréables en entreprise. La question du sale boulot n'est pas une mince affaire ; c'est pratiquement une question civilisationnelle ! Le management contemporain y répond en établissant des relations de pouvoir fondées entre autres sur le salariat, mais comme l'autogestion refuse ce fonctionnement, cela peut longtemps nous tracasser.
Reconnaître cet enjeu et son ampleur est primordial. Il faut aussi savoir reconnaître les dynamiques qui l'aggravent : par exemple, on se retrouve parfois avec une minorité de collègues qui compensent les manquements d'une autre minorité. La minorité responsable met les bouchées doubles, et éventuellement, la minorité irresponsable s'y habitue : elle n'aura alors aucun incitatif à se discipliner, car le travail est accompli par les autres. On aura alors l'impression que tout fonctionne comme prévu, mais en réalité, l'inévitable sentiment d'iniquité risque de dégénérer en conflits interpersonnels. S'il n'est pas toujours réaliste de s'assurer que chaque personne contribue de façon égale à toutes les tâches, il faut toutefois reconnaître ce travail et les personnes qui l'accomplissent. Il faut également s'assurer de leur accorder l'opportunité d'être entendues et d'avoir le contrôle sur leur travail.
Privilégier la confrontation préventive
En contexte autogéré, les gens ne veulent généralement pas jouer aux patron·nes, et ce, pour deux raisons : d'abord parce que les patron·nes ne sont pas apprécié·es, mais aussi parce que les patron·nes sont responsables du travail des autres. On aimerait que chaque personne soit autonome vis-à-vis de ses tâches et que l'on puisse ainsi se concentrer sur les nôtres. Malheureusement, il y a toujours des écarts entre les attentes et le travail accompli. L'entreprise autogérée n'a pas de patron·nes désigné·es pour régler ces écarts, mais ceux-ci doivent être adressés. L'autogestion doit donc favoriser la confrontation préventive : il faut savoir confronter les individus qui ne répondent pas aux attentes. J'insiste sur l'idée de confronter les individus parce qu'il est souvent tentant de lancer des appels vagues à la discipline sans nommer de noms : on peut alors s'exprimer pour le bien de l'entreprise sans avoir le sentiment « d'attaquer » qui que ce soit. Cette pratique se veut préventive, car il est mieux d'ébranler légèrement des collègues que de laisser les manquements générer du ressentiment qui finira tôt ou tard par exploser. Évidemment, cette confrontation se doit d'être bienveillante et de ne pas prendre la forme d'une punition.
Une approche préventive de confrontation établit des procédures pour recevoir et traiter les plaintes. Les réunions ne sont pas toujours le meilleur espace pour ce faire, car certaines personnes auront plus de difficulté à émettre ou à entendre des plaintes dans un contexte de groupe : il pourrait s'avérer plus propice de nommer des personnes responsables pour recevoir les plaintes et confronter les individus concernés en privé. Cela dit, cette responsabilité peut devenir une source de pouvoir indue, donc il faut être prudent·e lorsqu'on choisit de « privatiser » ces démarches. Les procédures peuvent également prévoir une « escalade » des mesures dans le cas de fautes récurrentes, mais il faut aussi être patient·e.
Affirmer les formes d'autorité légitimes
Le choix de l'autogestion est historiquement inspiré d'un rejet de l'autorité des patron·nes, jugée illégitime. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe aucune forme d'autorité légitime en entreprise, ou que l'avis de chaque personne soit valable en toute circonstance. Il y a des moments où chaque voix doit être traitée de façon égale, et d'autres où il faut reconnaître l'autorité de nos collègues. Ici, j'entends l'autorité comme une capacité de s'imposer, de se faire respecter et écouter au-delà des autres par rapport à un sujet précis, et non comme un pouvoir total et incontestable.
Mary Parker Follett, théoricienne du management participatif, revendiquait une autorité fondée sur la base des compétences. Souvent, cette forme d'autorité est reconnue naturellement : pensons à une réunion sur les états financiers où ce sont les comptables qui ont le dernier mot sur la manière de comptabiliser les revenus et les dépenses. Il y a certaines choses, comme les normes comptables, que l'on ne soumet pas à un vote. L'autorité peut également découler du travail accompli. La notion d'autorité peut protéger les personnes qui connaissent mieux la réalité de leur travail contre l'ingérence individuelle ou contre l'influence excessive de collègues habiles pour mobiliser la majorité. Cela dit, ces personnes n'ont pas toujours raison, et ne devraient pas agir de façon totalement indépendante. Les responsabilités sont accordées collectivement, mais elles sont assumées individuellement : il faut tenter de trouver un équilibre entre ces deux positions légitimes, quoique possiblement antagonistes.
Rendre l'organisation viable
Il est crucial de s'entendre sur une vision de l'autogestion qui prévoit non seulement un fonctionnement idéal, mais aussi des mécanismes pour prévenir et traiter les situations conflictuelles qui peuvent surgir. Si le management traditionnel concentre le pouvoir entre les mains des managers, il leur confie aussi l'ultime responsabilité de ces conflits. C'est justement parce que l'on croit pouvoir faire mieux que l'autorité managériale que l'on choisit l'autogestion : encore faut-il apprendre à faire mieux. Cela est d'autant plus difficile sachant que plusieurs arrivent dans un contexte d'autogestion sans aucune expérience dans cette forme d'organisation : il faut se former collectivement à la responsabilité et la capacité de se dire les « vraies affaires » de manière à résoudre les problèmes de façon respectueuse, mais ferme.
Je dirais que l'autogestion nécessite une certaine rigidité face aux dysfonctionnements : asseoir l'autorité légitime, pratiquer la confrontation préventive et reconnaître les dynamiques malsaines autour du sale boulot n'a rien d'agréable, mais il est préférable de risquer quelques désagréments au quotidien plutôt que de fomenter des catastrophes. Ces pratiques font partie du « sale boulot » organisationnel : il faut éviter qu'une minorité de collègues en soient responsables et en faire un enjeu collectif.
Paolo Miriello est étudiant au doctorat en administration des affaires.