Droit au logement : « Nous sommes au début d'une très longue lutte »


Le Comité d'action de Parc-Extension (CAPE), qui défend les droits des locataires de ce quartier montréalais, est l'avant-garde de la lutte contre la gentrification et la crise du logement. Les locataires qui s'y mobilisent sont parmi les plus vulnérables au pays et font face à une spéculation immobilière féroce, mais iels ont aussi organisé cet été une manifestation historique contre les attaques caquistes envers le droit au logement. À bâbord ! s'est entretenue avec un groupe qui a beaucoup à nous apprendre. Propos recueillis par Isabelle Larrivée et Claire Ross.
À bâbord ! : Quelles sont les particularités du phénomène de gentrification dans Parc-Extension ?
CAPE : L'une des particularités de Parc-Extension est que le quartier a historiquement abrité de nombreuses communautés immigrantes, dont beaucoup vivent avec de faibles revenus et un statut d'immigration précaire. Mais c'est également un quartier où de nombreux réseaux informels existent autour de groupes communautaires, d'associations culturelles et d'espaces religieux, qui aident souvent les locataires à trouver du travail, un logement et les ressources dont iels ont besoin pour survivre.
Ces réseaux ne sont pas faciles à reproduire ailleurs dans la ville et les locataires sont souvent confronté·es à une grande précarité lorsqu'iels sont déraciné·es du quartier. Par conséquent, de nombreux locataires tentent de rester dans le quartier à tout prix, que ce soit en payant la quasi-totalité de leurs revenus en loyer, en partageant des appartements avec d'autres familles, en tolérant des logements en mauvais état ou en endurant le harcèlement et l'intimidation incessants de la part des propriétaires.
À ce jour, le quartier a également connu moins de développement de condos et de gentrification commerciale. Cela est dû en grande partie à la résistance des locataires, qui ont réussi à bloquer quelques projets de développement d'appartements de luxe et à obtenir l'acquisition des sites 'pour les fins de logement social. Nous avons également eu la chance d'apprendre des luttes contre la gentrification dans d'autres quartiers de la ville, comme Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles, Verdun, Hochelaga et le Plateau, pour n'en nommer que quelques-uns.
Cela dit, nous savons que nous sommes au début d'une très longue lutte et nous devrons redoubler d'efforts pour défendre le quartier et maintenir les locataires à Parc-Ex.
ÀB ! : Comment la situation s'est-elle aggravée dans Parc-Ex ces dernières années ?
CAPE : Le principal responsable de la gentrification de Parc-Ex reste le Campus MIL [le nouveau campus de l'Université de Montréal construit entre Parc-Ex et Outremont]. L'UdeM aurait pu construire des logements étudiants sur le campus, mais elle a préféré vendre ces terrains à des promoteurs immobiliers. Elle aurait pu donner suite aux nombreuses recommandations présentées par les groupes communautaires au fil des années, mais elle a refusé de le faire. Elle a promis un plan d'action pour remédier à son impact sur le quartier, à la suite de l'appel de l'Office de consultation publique de Montréal à un « plan Marshall » pour contrer la gentrification à Parc-Ex, mais plus d'un an plus tard, nous n'avons toujours pas vu ce plan se concrétiser. De plus, tous les niveaux de gouvernement savaient que
l'ouverture du campus entraînerait le déplacement des locataires de Parc-Ex, mais ils n'ont pas agi pour contrer l'escalade de la crise du logement et ont plutôt abandonné le quartier à la spéculation immobilière.
Tout cela a été aggravé par la gentrification des quartiers environnants, entraînant un afflux de locataires venu·es du Plateau, du Mile-End, de la Petite-Patrie et de Villeray, qui ont été attiré·es par Parc-Ex en tant que futur quartier soi-disant « branché ». Cela se traduit par des loyers jamais vus, des évictions à la hausse, des immeubles vidés et des histoires quotidiennes de harcèlement, d'intimidation et de discrimination de la part des propriétaires.
Il faut également noter que la crise du logement à Parc-Ex a été aggravée par l'absence d'un programme de régularisation pour les personnes migrantes sans statut. Il y a près d'un an et demi, le gouvernement Trudeau a fait part de son intention de mettre en place un programme de régularisation large et inclusif pour donner un statut officiel aux personnes sans papiers, mais il tarde à passer à l'action. Le fait d'être sans papiers exclut les locataires des logements sociaux subventionnés et complique leurs efforts pour défendre leurs droits. Nous avons vu des cas où des locataires ont hésité à défier leurs propriétaires ou se sont retiré·es devant des cas d'évictions qui auraient pu être gagnés, de peur que leur propriétaire ne les dénonce aux services frontaliers. Chaque retard du programme fédéral de régularisation entraîne un risque de déplacement pour les locataires sans papiers ou à statut précaire, que ce soit en raison d'évictions ou de déportations.
ÀB ! : La ministre caquiste de l'Habitation, France-Élaine Duranceau, a récemment présenté un projet de loi « rénovant » le droit du logement, et il est loin de s'attaquer à la crise en cours – au contraire. Il permet notamment aux propriétaires de s'opposer sans motif sérieux à ce que les locataires se cèdent leur bail entre eux. Qu'est-ce que cela veut dire pour les locataires de Parc-Ex ?
Il était déjà difficile pour les locataires de Parc-Extension de faire valoir leurs droits concernant les cessions de bail. Dans un contexte où le quartier se gentrifie rapidement et où les propriétaires espèrent profiter de l'arrivée des résident·es plus aisé·es, les propriétaires s'opposent invariablement aux cessions de bail. Compte tenu des délais importants au Tribunal administratif du logement (TAL) et du risque de devoir payer un loyer dans deux logements pendant plusieurs mois le temps qu'un dossier se règle, la situation devient rapidement intenable et plusieurs locataires choisissent d'abandonner la procédure.
Cela dit, le fait que, pour le moment, les cessions de bail ne puissent pas être refusées par un propriétaire sans un prétexte valable signifie que lorsque les locataires persistent à contester l'opposition d'un propriétaire, iels obtiennent souvent gain de cause. Ainsi, les cessions de bail ont souvent permis aux locataires de s'entraider, tout en leur offrant un moyen de contourner les hausses de loyer abusives et la discrimination omniprésente à laquelle sont confronté·es de nombreux·ses locataires de Parc-Extension.
Ainsi, non seulement le projet de loi 31 ne répond pas aux besoins du quartier, mais il élimine également l'un des seuls freins à la hausse des loyers et laisse les locataires – en particulier les immigrant·es, les personnes racisées et les familles – avec encore moins d'options pour accéder à un logement abordable.
ÀB ! : La possible limitation des cessions de bail a fait beaucoup de bruit, mais ce n'est pas la seule menace contenue dans le PL31. Qu'est-ce qui vous inquiète, dans Parc-Ex ?
Bien que nous ayons beaucoup parlé des cessions de bail, le projet de loi 31 comporte bien d'autres aspects inquiétants. Si le fait que la charge d'ouvrir un dossier d'éviction devant le TAL incomberait désormais aux propriétaires pour agrandir, subdiviser ou changer l'affectation d'un logement lorsque les locataires n'acceptent pas d'emblée est une bonne nouvelle, il reste que le PL31 n'empêche pas les expulsions. En fait, en établissant des compensations plus importantes pour les locataires, il pourrait servir à normaliser les évictions et à envoyer le message qu'il est juste de déplacer les locataires si l'on offre suffisamment d'argent.
Par ailleurs, le projet de loi introduit également un nouveau langage dans le Code civil, remplaçant les références aux logements sociaux par des logements abordables, et permettrait aussi aux Offices municipaux d'habitation (OMH) de vendre les logements sociaux existants s'ils construisent de soi-disant logements « abordables » – malgré le fait qu'ils soient rarement réellement abordables et ne répondent pas aux besoins des locataires à faibles revenus. Cette disposition nous inquiète particulièrement à Parc-Ex, étant donné qu'un HLM de 60 logements pour personnes âgées a été évacué en octobre 2022 en raison de problèmes structurels et que plus de la moitié des HLM existants dans le quartier sont en mauvais ou en très mauvais état.
ÀB ! : Un gros problème avec ce projet de loi, c'est aussi tout ce qu'il laisse de côté. Quelles sont les demandes de longue date des organismes et des locataires qui sont restées ignorées par la CAQ ?
CAPE : À plusieurs égards, le projet de loi 31 est plus remarquable pour tout ce qu'il n'inclut pas. La CAQ aurait pu opter pour un contrôle obligatoire et universel des loyers, incluant un plafonnement des loyers et un registre des baux, mais elle ne l'a pas fait. En pleine crise du logement, elle aurait pu suspendre les évictions, mais elle les normalise et se contente d'offrir plus d'indemnités. Il n'y a aucun moratoire sur les reprises de logement ni de balises imposées sur les rénovations majeures, malgré le fait qu'un nombre croissant de propriétaires recourent à ces tactiques pour expulser les locataires de longue date et augmenter les loyers.
En ce sens, le PL31 n'offre pratiquement aucune avancée aux locataires et impose plutôt un important recul, alors que la crise du logement persiste et s'aggrave.
ÀB ! : Déposé sans crier gare à la veille des vacances d'été, le PL31 doit revenir sur la table cet automne et ce sera le moment de se mobiliser. Le CAPE a déjà organisé une manifestation qui a mobilisé 4000 personnes à la fin juin. À quoi ressemble la suite ? Comment s'organiser pour gagner ?
CAPE : La manifestation organisée en collaboration avec le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) a été potentiellement la plus grande manifestation pour le droit au logement de l'histoire du Québec et un point fort de la mobilisation, mais nous savons que nous ne pouvons pas nous arrêter là.
La décision de la CAQ de présenter le projet de loi au moment où elle l'a fait n'est pas une coïncidence – au contraire, elle comptait probablement sur la dissipation de la rage collective au cours de l'été, lorsque les membres des comités logement partiraient en vacances, dans l'espoir que l'attention du public se détournerait ailleurs et que le projet de loi puisse être adopté discrètement à l'automne. C'est pourquoi nous pensons qu'il est essentiel de maintenir la mobilisation au cours des prochaines semaines.
À cette fin, nous pensons qu'il sera important de construire un large front de lutte, impliquant non seulement les groupes de logement, mais aussi les syndicats, les étudiant·es, les groupes féministes, les réseaux de justice pour les migrant·es, les collectifs queer et trans, pour ne citer que quelques exemples. Bien que les grandes manifestations soient importantes pour démontrer le momentum collectif, nous pensons que nous devons également multiplier nos tactiques et nous engager dans des actions plus dérangeantes. Nous trouvons encourageant de voir des groupes autonomes, tels que le Front de lutte pour un immobilier populaire (FLIP) et le Syndicat de locataires autonomes (SLAM), prendre les devants sur ce front.
Au cours des prochains mois, nous espérons qu'un mouvement combatif et sans relâche se construira afin non seulement de forcer le recul de la CAQ sur le PL31, mais aussi d'obtenir des gains sur le droit au logement de façon plus générale.
ÀB ! : Suffira-t-il de faire reculer le gouvernement sur les cessions de bail, voire sur le PL31 en général ? Ne s'agit-il pas d'une diversion, qui nous fait battre contre un recul plutôt que pour de véritables avancées ?
CAPE : Absolument pas – le projet de loi 31 et l'attaque contre les cessions de bail, ce n'est qu'une manifestation de la tendance du gouvernement Legault à faire des concessions aux intérêts privés, aux dépens des locataires.
En même temps, il est clair que le PL31 a touché une corde sensible et a été un moment de réveil pour de nombreux·ses locataires. À plusieurs égards, il a montré le vrai visage de ce gouvernement et a mis en évidence, une fois de plus, son mépris pour la classe populaire. Nous espérons que cela pourra être canalisé pour déclencher un mouvement qui se battra pour des gains plus importants, comme un gel des loyers, la construction de plus de logements sociaux et communautaires, et l'accès à un logement décent et accessible pour toutes et tous.
ÀB ! : En quoi le PL31 s'inscrit-il dans une approche plus large du logement par le gouvernement Legault ? Quelle est cette approche et qui sert-elle, si ce n'est pas les locataires ?
CAPE : Beaucoup ont affirmé que le gouvernement Legault est déconnecté, mais ce n'est pas le cas – il est, en fait, très bien connecté aux réalités des promoteurs, des spéculateurs immobiliers et des propriétaires. Il part du principe que si nous « libérons » l'entrepreneur, des logements vont se construire.
Nous en voyons déjà la preuve dans son approche du logement social : la CAQ a abandonné le programme de logement social AccèsLogis, cherchant plutôt à faire des concessions au secteur privé et à mettre les fonds publics entre les mains des promoteurs pour qu'ils bâtissent des logements prétendûment « abordables ». Le peu que nous avons entendu sur le Plan d'action en habitation n'augure rien de bon non plus, puisque la ministre de l'Habitation, France-Élaine Duranceau, a ouvertement lancé l'idée de créer un fonds pour les propriétaires qui ont vu leurs logements « saccagés », alors qu'il n'y a aucune preuve de ce phénomène.
Nous craignons que la CAQ continue de déployer une approche néolibérale, au lieu d'une approche fondée sur le droit au logement.
ÀB ! : Que pensez-vous de l'idée caquiste selon laquelle le problème, c'est qu'on n'a pas assez de logements au Québec ? Que dire des dérives racistes et anti-immigration qui accompagnent parfois cette idée ? Suffit-il de construire, construire, construire pour sortir de la crise ?
CAPE : Au cours des derniers mois, nous voyons de plus en plus de politicien·nes opportunistes prétendre que la crise du logement est aggravée par l'arrivée des personnes migrantes. Non seulement cela stigmatise les migrant·es et en fait des boucs émissaires, mais en plus cela est faux. Si les loyers et les évictions montent en flèche, c'est parce que les intérêts des propriétaires et des promoteurs ont été autorisés à prévaloir sur ceux des locataires. Si les logements sociaux manquent, c'est parce que le gouvernement Legault refuse de les financer depuis des années. En effet, les loyers ont commencé à augmenter de façon vertigineuse en 2020, alors que la frontière était pratiquement fermée en raison de la pandémie de COVID-19. De même, si la crise du logement est causée par l'immigration, pourquoi est-elle aussi vive dans des régions comme Lanaudière et le Saguenay, qui accueillent comparativement peu d'immigrant·es ?
La crise du logement n'a pas été causée par l'immigration, mais plutôt parce que le logement est traité comme une marchandise et une opportunité de profit.
Les mêmes forces du marché qui nous ont mis dans cette situation n'apporteront pas de solution. Depuis les années 1970, les différents gouvernements – à tous les niveaux et sur tout le spectre politique – insistent sur la nécessité d'augmenter l'offre de logements. Si cette stratégie était efficace, elle aurait déjà porté fruit. Par ailleurs, nous ne pensons pas que le fait d'allouer davantage de fonds publics aux promoteurs immobiliers pour qu'ils construisent des condos et des appartements de luxe qui restent vides contribuera à faire baisser les prix du logement. Au contraire, le coût des loyers dans les nouvelles constructions est souvent bien plus élevé que le loyer moyen, et a tendance à faire augmenter les loyers dans des quartiers comme Parc-Extension
Une réponse durable et structurante à la crise du logement doit plutôt passer par la construction massive de logements sociaux et communautaires, accompagnée par des mesures comme le contrôle des loyers et les mesures pour freiner les évictions.
L'équipe du Comité d'action de Parc-Extension est composée de Sohnia Karamat Ali, Amy Darwish, Josh Fichman-Goldberg, Irtaza Hussain, Niel Ladode, Mohammad-Afaaq Mansoor, et André Trépanier.
Photos : Manifestation contre le projet de loi 31, co-organisée par le CAPE dans Parc-Extension, le 22 juin 2023. Plus de 4000 personnes ont marché pour le droit au logement, selon les chiffres des organisateur·trices, un nombre historique (Claire Ross).